Une anecdote savoureuse

Extrait de "Marcel Pagnol m'a raconté" de Raymond Castans Editions de la Table Ronde et Editions de Provence, 1975. Collection Folio. (p. 155-160) Lien vers Amazon ci-dessous.

« Le héros de notre seconde histoire immorale s'appelle Berval. C'était un comédien provençal monté à Paris, qui fréquenta beaucoup « la bande à Pagnol » sans en faire vraiment jamais partie. Berval avait pourtant joué Marius dans Fanny. Le rôle était trop court pour être offert à Fresnay. Marius, en effet, n'apparaît qu'au dernier acte.

« Je n'entre en scène qu'à onze heures, disait Berval à ceux qui trouvaient que c'était un bien petit rôle, mais M. Harry Baur parle de moi depuis huit heures et demie. » Mais Berval avait d'autres ressources.

Berval était beau comme un dieu grec. Une allure de seigneur, des traits d'une finesse étonnante, des dents de loup, un sourire enjôleur, deux yeux comme des diamants noirs. Berval, je vais vous dire, c'est ce que la race provencale peut faire de plus beau comme spécimen. Et, vous savez qu'ils sont beaux, quand ils s'en mêlent les Provençaux !

A la ville, il menait grand train, s'habillait chez les tailleurs les plus chers, dînait tous les soirs chez Maxim, fumait deshavanes à faire crever Raimu de jalousie. Non pas que son talent ou ses succès lui aient jamais rapporté d'énormes cachets, mais en plus de son métier de comédien, il était, dans la vie, I'ami de cur d'une des femmes d'affaires les plus avisées de l'époque.

Il me l'avait présentée un jour. Elle était charmante. Elle portait avec une grande élégance les modèles des couturiers les plus en vue, des bijoux en veux-tu en voilà, des colliers, des bagues, des bracelets. Très gentiment, elle m'avait proposé, avec le plus gracieux des sourires,
de venir un soir chez elle. Elle me ferait visiter sa petite maison de commerce.

L'heure fixée pour le rendez-vous m'avait paru bizarre : après le théâtre. J'y étais allé, bien sûr, et j'avais découvert, ravi, que la petite maison de commerce de l'amie de Berval c'était tout simple ment « le Chabanais » de la rue Chabanais, c'est-à-dire le bordel le plus luxueux de Paris.

Comme on le devine, pour Berval, cette liaison de cur facilitait beaucoup ses fins de mois.

A peu près à la même époque, Berval se faisait soigner les dents chez un praticien marseillais monté à Paris comme lui, et comme lui peu handicapé dans l'existence par les préjugés moraux démodés.

Un jour qu'il avait reçu la note d'honoraires de son arracheur de dents, Berval passe le payer. D'un chèque. Qu'il signe « Pasteur ».

Le dentiste s'en étonne.

Berval lui explique que c'est là son vrai nom... Que Berval est un pseudonyme qu'il a adopté pour le théâtre et le cinéma, mais qu'il s'appelle Pasteur, comme Raimu s'appelle Muraire et Fernandel, Contandin.

« Oui, dit le dentiste, mais Pasteur, c'est pas comme Muraire ou Contandin. Pasteur, c'est un joli nom.

- Il a surtout été bien porté, répond Berval, modeste.

- C'est qu'avec un nom pareil, ajoute le dentiste tentateur, on pourrait gagner des sous.

- Ah oui ? » répond Berval qui avait du
réflexe.

Quelques semaines plus tard, Berval, son frère et son dentiste s'étant associés, sortait d'un laboratoire de banlieue le « Dentifrice Pasteur, en vente dans toutes
les bonnes pharmacies ».

Bien entendu, très vite l'lnstitut Pasteur s'en apercoit, s'émeut, fait un procès. Berval et son frère le perdent. On ne peut pas les empêcher de s'appeler Pasteur, mais a leur nom utilisé dans la fabrication ou le commerce de produits pharmaceutiques devra obligatoirement être précédé de leurs prénoms ».

Cela afin d'empêcher toute équivoque.

L'embêtant, c'est que c'était justement l'équivoque qui était intéressante.

Devenus « Dentifrice des frères Virgile et Antonin Pasteur », les tubes n'eurent pas le succès espéré. L'affaire périclita. Bientôt c'était la faillite. Le bide ! Total !

Et, bien entendu, le sujet de plaisanteries favori pendant au moins un mois de la bande des Marseillais du Fouquet's.

Ils en riaient tous.

Sauf Raimu.

Raimu, lui, était outré.

Quelques jours plus tard, il se disputait au Fouquet's avec un maître d'hôtel pour une histoire d'addition, quand il aperçut à la table d'en face Berval qui le regardait en rigolant, I'air de se moquerde lui.

Alors Jules devint merveilleux.

« Et si ce que je dis, clamait-il, ne plaît pas à Monsieur Pasteur, moi, monsieur Pasteur, je l'emmerde... »

(Se tournant vers les autres tables :)

« Parce que, des Pasteur, il y en a deux. »

(Prenant la pose d'une photographie de l'époque qui représentait Pasteur dans son laboratoire :)

« Il y a le savant...

(Plaçant ses deux mains, les doigts en rond en face de son il droit, agitant la main droite d'un mouvement de va-et-vient pour évoquer le microscope :)

Avec le microscope !

Que je respecte !

Et puis (le visage baissé, le regard filtrant à travers les sourcils, fixant Berval :)

y a le maquereau ! »

Berval, pas ému pour un sou, riait aux larmes. C'est lui qui m'a raconté l'histoire. »